Sécurité passive. Quand on regarde la télévision en entomologiste ou en philosophe, on voit s’agréger des modes de pensée qui conditionnent déjà la vie des générations futures. On ne compte plus les reportages sur la sécurité passive. Ici, le maire d’une commune de dix mille habitants fait voter un budget d’équipement pour une protection vidéo. Là, on installe un portique électromagnétique à l’entrée d’un collège, d’un tribunal ou d’une prison. Là encore, on obtient des constructeurs d’avions qu’ils fassent équiper leurs futurs appareils d’un poste de pilotage blindé. Partout se multiplient les systèmes d’identification par l’iris, par la voix, par les empreintes digitales. Partout on réclame la surveillance de vos faits et gestes et la dissuasion généralisée. Or, c’est toujours en aval. Il s’agit en effet d’intervenir afin qu’un malfaiteur, ayant conçu le projet déraisonnable de tirer aveuglément dans la foule, en soit dissuadé par la présence d’un portique, d’une caméra ou d’un agent de police. Observons qu’il n’est jamais question, en revanche, de l’empêcher de concevoir son funeste dessein. Il ne s’agit jamais de lui donner une éducation qui sache exclure jusqu’à l’imagination du crime. Ce serait attenter gravement à sa liberté. Moyennant quoi, vingt ans après, il achète des armes de guerre, viole les femmes, défie l’autorité, menace d’un couteau quiconque le regarde dans les yeux, etc. En se livrant à ce genre de fantaisies dérogatoires à l’ordre commun, il exerce sa liberté mais limite celle des autres dans des proportions spectaculaires. En sorte que dix ans plus tard, si aucune réforme brutale de l’éducation n’est intervenue, on assiste à l’apparition d’une caste de 5 % de citoyens dont le comportement “à risques” justifie pêle-mêle et pour tout le monde : le quintuplement des rails de sécurité, la présence d’agents de la force publique dans chaque wagon de chemin de fer, l’identification dans tous les aéroports, la protection magnétique dans tous les hôpitaux, écoles, musées, etc. On ne peut plus prendre un avion sans décliner son pedigree, prendre le bus sans être filmé, monter dans le TGV sans garder sa valise sur les genoux. La liberté des 5 % devient tyrannie. La télévision aura beau nous seriner que l’omnisurveillance représente l’avenir, il suffit d’un effort de jugement pour se convaincre de l’inverse. Dans une société ouverte, comme on l’a vu le 11 septembre 2001, la sécurité passive a ses limites. Les premières sont budgétaires : personne n’aura jamais assez d’argent pour rendre sûre une société démocratique si ses habitants ne le sont plus. Les autres tiennent aux capacités matérielles dont nous disposons pour juguler une aberration: jamais personne n’empêchera un anonyme de se promener dans la foule avec un détonateur et du plastic. Moralité : plutôt que de multiplier les garde-fous, diminuons le nombre de fous.
C Combaz Valeurs Actuelles n° 3410 paru le 5 Avril 2002